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Moyen Orient et Monde - Éclairage

Quand un prince émirati s’enfuit à Doha...

Le deuxième fils de l’émir de Fujairah met en cause la prédominance jugée disproportionnée d’Abou Dhabi dans les affaires du pays.

Le prince Rached ben Hamad al-Charqi (à droite), à Fujairah en mars. Deux mois plus tard, il a demandé l’asile au Qatar. Karim Sahib/AFP – Getty Images

Est-ce une querelle entre familles régnantes aux Émirats arabes unis (EAU) ou, plus grave, une contestation de la part d’une petite composante de la fédération face au pouvoir prédominant de la plus grande, l’émirat d’Abou Dhabi ? Le prince Rached ben Hamad al-Sharqi, 31 ans, deuxième fils de l’émir de Fujairah, l’un des émirats les plus petits de la fédération, a fui son pays pour se rendre à Doha, la capitale du Qatar, grand adversaire des EAU, pour y demander l’asile politique. Dans une interview rapportée par le quotidien américain The New York Times, dans son édition parue le 15 juillet courant, le prince dit « craindre pour sa vie » après des différends qu’il aurait eus avec les plus hauts responsables du pouvoir émirati, et en particulier avec Abou Dhabi, l’émirat le plus puissant et le plus riche des sept entités qui composent les EAU. Le prince Rached les accuse de chantage, de blanchiment d’argent mais aussi de dissimulation d’informations, notamment en ce qui concerne les troupes émiraties engagées au Yémen et sur le nombre exact de soldats qui y ont perdu la vie dans le combat contre les milices houthies, soutenues par Téhéran. Il n’a cependant pas pu fournir, jusqu’à présent, de preuves suffisantes, selon le journal.

Deux éléments viennent attester du caractère particulier de la situation, à commencer par la ville où s’est rendu le prince. Doha paraît en effet être une destination surprenante de la part d’un responsable émirati, notamment en raison des relations très tendues qu’entretiennent les deux pays et des récents événements qui les ont concernés. Les EAU font en effet partie des pays arabes qui ont décidé, en juin 2017, de rompre les relations diplomatiques avec le Qatar et de lui imposer un blocus destiné à l’étouffer économiquement en raison de ses rapports présumés avec l’Iran et du financement du terrorisme. Au début de l’année 2018, les tensions entre Doha et Abou Dhabi avaient redoublé d’intensité, notamment par des accusations mutuelles d’hostilité aérienne.

Selon des informations rapportées par le quotidien britannique The Telegraph, le prince Rached aurait planifié son voyage directement avec l’ambassade du Qatar à Londres. Il se serait rendu dans la capitale britannique dès le mois d’avril et aurait pris contact avec la représentation diplomatique qatarie. Cette dernière, toujours selon le quotidien britannique, était au courant des différends qui l’opposaient à Abou Dhabi et aurait tenté de le persuader de faire défection. L’opération de charme ayant apparemment réussi, il aurait demandé l’asile politique au Qatar plus d’un mois après son arrivée à Londres. Une source proche de la famille princière émiratie a déclaré au Telegraph que le prince Rached avait été accueilli à l’ambassade pendant trois jours, puis conduit dans un véhicule de l’ambassade à l’aéroport d’Heathrow, où il s’est envolé pour Doha avec son passeport émirati. Une source diplomatique de haut rang a également confirmé que le cheikh Rached était à Doha, mais a déclaré que le prince s’est envolé vers le pays de son plein gré, sans aucune persuasion ni assistance du Qatar.

Toutefois, ce qui constitue un précédent dans cette affaire, c’est que c’est la première fois que des critiques publiques entre membres des composantes de la fédération sont formulées depuis près de 47 ans, soit depuis l’année de la fondation des Émirats, en 1971.

Contrôle disproportionné
C’est un événement d’autant plus inédit que des efforts sont continuellement déployés par les différents émirats des EAU afin de préserver leurs querelles internes à l’abri des regards. « Les EAU ont toujours réussi à contenir les conflits et les dissensions internes. Les tensions existantes entre Abou Dhabi et les petits émirats n’ont jamais été exposées dans la sphère publique, notamment parce qu’Abou Dhabi conserve un contrôle étendu sur la liberté d’expression, la presse et les médias sociaux », affirme à L’Orient-Le Jour Andreas Krieg, professeur au King’s College de Londres. Mais à quoi sont dues ces querelles entre les familles princières ? Est-ce parce que l’émirat d’Abou Dhabi a concentré trop de pouvoirs au détriment des autres composantes des EAU que des critiques sont maintenant émises ? Le lien de cause à effet n’est pas à écarter.

Il faut néanmoins remonter à l’union des sept émirats, au début des années 1970, pour s’apercevoir qu’un seul d’entre eux contrôle vraiment le pouvoir politique et le pouvoir économique au sein de la fédération, c’est Abou Dhabi. Le gouverneur d’Abou Dhabi de l’époque, cheikh Zayed ben Sultan al-Nahyane, avait pris le leadership de l’union des six premiers émirats (Abou Dhabi, Dubaï, Sharjah, Oumm al-Qiwain, Ajman et Fujairah), en 1971, au sein d’une fédération, après le départ des Britanniques de la région. Le septième émirat, Ras el-Khaïma, l’a rejointe en 1972. 

Mais si une union d’États venait de naître, un seul des émirats avait vraiment une certaine prédominance sur les autres. Abou Dhabi a su, en tant qu’entité la plus développée et la plus riche, imposer son leadership dans les plus grandes décisions, et ce qu’il s’agisse de la politique intérieure ou étrangère de la fédération.

Cette prédominance s’exprime d’ailleurs même quand les autres émirats ne sont pas d’accord avec les manœuvres d’Abou Dhabi, aussi riches et puissants soient-ils. « Il existe une tension entre les émirats au sujet du pouvoir disproportionné d’Abou Dhabi et de son contrôle sur le secteur de la sécurité. Cependant, même Dubaï, qui n’est pas toujours d’accord avec la politique étrangère et de sécurité agressive d’Abou Dhabi, succombe habituellement à la domination d’Abou Dhabi au sein de la fédération », poursuit Andreas Krieg. Une situation qui s’est davantage affirmée depuis qu’Abou Dhabi est venu à la rescousse de Dubaï lors de la crise financière de 2009, renforçant encore plus sa supériorité.

Dans la lignée de ces désaccords, le prince Rached a accusé Abou Dhabi d’avoir pris des décisions sans en référer aux autres familles princières et de cacher des informations de première importance. Le prince prend l’exemple de la guerre au Yémen. Selon lui, Abou Dhabi n’a pas consulté les autres émirats avant d’engager leurs troupes dans une guerre vieille de maintenant trois ans, et reproche à Abou Dhabi de cacher le nombre réel de soldats émiratis qui y ont trouvé la mort. Il ajoute que « les soldats des plus petits émirats, tels que Fujairah, ont rempli les lignes de front et ont représenté la plupart des morts de guerre, que les rapports émiratis ont estimé à un peu plus de cent », selon les propos rapportés par le New York Times. « Il y a eu plus de morts de Fujairah que partout ailleurs », a-t-il poursuivi, toujours cité par le quotidien américain.

Mais le manque de preuves qui pourraient confirmer les propos du prince Rached rend la situation confuse, d’autant qu’on ne connaît pas le sentiment réel des autres membres de la famille régnante de Fujairah, dont son propre père, l’émir Hamad ben Mohammad al-Charqi, à l’égard de sa fuite.


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