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Moyen Orient et Monde - Diplomatie

Jusqu’où peut aller le bras de fer américano-turc ?

Une crise entre les deux alliés pourrait avoir de sérieuses conséquences sur plusieurs grands dossiers régionaux.

Le président Donald Trump et son homologue turc Recep Tayyip Erdogan, lors d’une rencontre à la Maison-Blanche en mai 2017. Saul Loeb/AFP

Recep Tayyip Erdogan est-il prêt à sacrifier son alliance avec les États-Unis pour préserver son pouvoir ?
En faisant de l’un de ses plus indispensables alliés son principal bouc émissaire, en l’accusant notamment de comploter contre son pays, le président turc joue avec le feu. Sa rhétorique antiaméricaine semble pour l’instant porter ses fruits auprès de son électorat. Mais Washington pourrait avoir perdu patience. En réponse au refus d’Ankara de libérer le pasteur américain Andrew Brunson, les États-Unis ont imposé des sanctions contre deux ministres turcs et ont doublé, vendredi, les taxes à l’importation de l’acier et de l’aluminium turcs. Cette mesure a eu un effet coup de poing sur la livre turque qui a perdu 16 % de sa valeur face au dollar vendredi dernier, après avoir perdu 40 % de sa valeur face au dollar et à l’euro depuis le début de l’année, accentuant l’inquiétude des investisseurs ne sachant plus où donner de la tête.

Ankara s’en est pris lundi à son allié américain en l’accusant d’avoir fomenté un « complot » pour la chute vertigineuse de la monnaie nationale. « D’un côté, vous êtes avec nous dans l’OTAN et, de l’autre, vous cherchez à frapper votre partenaire stratégique dans le dos. Une telle chose est-elle acceptable ? » a fustigé M. Erdogan.
En dépit de ces menaces, Washington pourrait continuer sur sa lancée et mettre un coup aux relations américano-turques en accentuant les sanctions. « La dernière fois que les États-Unis et la Turquie se sont battus (sur des sanctions), c’était la guerre froide et aucune des deux parties ne pouvait se permettre de se perdre l’une l’autre », explique à L’Orient-Le Jour Soner Cagaptay, directeur du programme de recherche turc à l’Institut de Washington pour la politique au Proche-Orient.

Les relations entre les deux pays se résument, depuis 2013, à une succession de crises et de désaccords, sans pour autant arriver à la rupture. Mais chaque partie tire aujourd’hui dangereusement sur la corde dans le cadre de l’affaire Brunson. Incarcéré depuis octobre 2016, le pasteur cinquantenaire est accusé de « terrorisme » et d’« espionnage » lors du putsch raté de juillet 2016 au profit des deux ennemis jurés de M. Erdogan, le prédicateur Fethullah Gülen, exilé aux États-Unis, et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Son transfert en résidence surveillée le 25 juillet dernier a été salué par les autorités américaines mais est resté insuffisant à leurs yeux. D’autres cas de citoyens américains détenus en Turquie et également accusés de « terrorisme » ont ajouté de l’huile sur le feu, donnant lieu à de multiples échanges et rencontres entre les responsables turcs et américains.

S’ajoute à cela « le fait qu’il y a de plus en plus un bras de fer entre Trump et Erdogan », précise à L’OLJ Jean Marcou, professeur à Sciences Po Grenoble et spécialiste de la Turquie. « Trump s’est beaucoup engagé dans l’affaire (Brunson) auprès des évangélistes américains et il pourra difficilement reculer tandis qu’Erdogan a beaucoup utilisé cette affaire pour essayer de faire monter le nationalisme, en jouant sur l’antiaméricanisme et l’antioccidentalisme », poursuit-il. Selon lui, « il y a effectivement une escalade qui peut être dangereuse parce qu’en plus il y a cet aspect symbolique et ces deux personnalités qui se ressemblent par un certain côté très obstiné, qui ont du mal à ouvrir des portes de sortie ».
Dans le but d’éviter que les tensions ne montent un peu plus, les chefs de la diplomatie turque et américaine se sont entretenus au téléphone la semaine dernière tandis que le vice-ministre turc des Affaires étrangères, Sedat Önal, a été dépêché à Washington le lendemain pour rencontrer le secrétaire d’État adjoint américain, John Sullivan, mais la visite ne s’est pas révélée concluante. « Les pourparlers de mercredi étaient une chance historique pour une réconciliation entre les États-Unis et la Turquie », estime M. Cagaptay.


(Lire aussi : Erdogan veut boycotter l'électronique américain, la livre turque se stabilise)


« Options de rechange »
Les esprits se sont, au contraire, échauffés des deux côtés. Lors de la signature du budget annuel de défense, le président américain a suspendu lundi la vente des avions de combat F-35 américains à la Turquie pour au moins 90 jours. Un premier F-35 a déjà été livré en juin dernier à Ankara, malgré l’interdiction du Congrès d’y procéder tant que la Turquie ne confirmait pas qu’elle ne se procurerait pas le système de défense antiaérienne russe S-400. « Si l’avion n’était pas livré, voilà une autre crise potentielle qui se profile », observe M. Marcou. « La Turquie serait obligée de chercher des options de rechange, et elle risquerait de se tourner vers les Russes à nouveau. Or on voit mal un partenaire de l’OTAN avoir une flotte d’avions russes. Nous sommes bien dans une situation de plus en plus inquiétante », ajoute-t-il.
En réponse, M. Erdogan a déclaré hier que la Turquie va « appliquer un boycott contre les produits électroniques américains ». « S’ils ont des iPhones, il y a des Samsung (sud-coréens) de l’autre côté », a-t-il déclaré. Mais les inquiétudes des observateurs vont au-delà de l’aspect économique alors que M. Erdogan a déclaré samedi qu’il était prêt à chercher de « nouveaux amis et de nouveaux alliés » face au comportement des Américains.

Au-delà de pousser la Turquie dans les bras des Russes, les sanctions américaines pourraient se révéler particulièrement contre-productives en rapprochant Ankara de Téhéran, qui fait aussi l’objet de sanctions de la part de Washington. Suite à l’annonce des mesures américaines contre la Turquie, l’ennemi juré de la Maison-Blanche s’est empressé de la soutenir publiquement, se plaçant ainsi aux côtés d’Ankara qui avait déjà estimé fin juillet ne pas être contraint d’appliquer les sanctions des États-Unis contre l’Iran. « Il y a une certaine convergence entre deux pays dont les relations étaient assez inégales il y a encore deux ans, même parfois franchement mauvaises », observe M. Marcou. « Cela permet aussi à la Turquie de ne pas être également face à face avec la Russie mais d’avoir aussi un point d’appui régional », ajoute-t-il.


(Lire aussi : Turquie-USA, des relations glaciales depuis la réélection d'Erdogan)



Impact géopolitique
Le risque de débordement de l’affaire Brunson sur les dossiers géopolitiques sur lesquels Ankara et Washington collaborent n’est pas à exclure. Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a été reçu par son homologue turc, Mevlut Cavusoglu, lundi pour une visite de deux jours à Ankara au cours de laquelle le cas de la province syrienne d’Idleb devait être évoqué. Dernier grand bastion rebelle et zone de désescalade dans le nord-ouest syrien sous la houlette turque, les Américains et les Turcs coopèrent étroitement pour trouver une solution afin d’éviter une offensive de grande ampleur de Damas et son parrain russe pour reprendre la province.


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Selon M. Cagaptay, le manque de soutien américain à la Turquie permet à la Russie de lancer des opérations contre les rebelles dans la zone, forçant Ankara à céder à l’action russe en contrepartie, potentiellement, d’une zone sous contrôle turc dans le nord de la province. Toutefois, « les commentaires d’Erdogan sur l’accélération du travail diplomatique et militaire sur Idleb dimanche sont un signe qu’il est prêt à mettre un pare-feu entre la coopération militaire avec Washington – particulièrement en Syrie – et la crise politique en cours avec les États-Unis », note l’expert.
Ankara pourrait également toucher un point militaire sensible pour les États-Unis en menaçant de fermer la base d’Incirlik, un moyen de pression qu’Ankara a déjà utilisé à plusieurs reprises ces dernières années. La base sert de point de ralliement aux forces aériennes américaines et à l’OTAN et à partir d’où sont menées des opérations de la coalition contre l’organisation État islamique. Mais la mise en application d’une telle mesure pourrait être contre-productive pour la Turquie qui ne peut se permettre de se passer de l’appui américain dans la région. L’intérêt que représente la base pour Washington est, en outre, moins important qu’il y a quelques années à l’apogée de la lutte contre l’EI.


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commentaires (3)

Une constante pour un bon moment desormais! Quoiqu'il arrive la Turquie va voir son influence se réduire de jour en jour. Son économie est en grande difficulté, après une dizaine d'années d'amateurisme de la part de son dirigeant.

Sarkis Serge Tateossian

16 h 05, le 15 août 2018

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Commentaires (3)

  • Une constante pour un bon moment desormais! Quoiqu'il arrive la Turquie va voir son influence se réduire de jour en jour. Son économie est en grande difficulté, après une dizaine d'années d'amateurisme de la part de son dirigeant.

    Sarkis Serge Tateossian

    16 h 05, le 15 août 2018

  • JUSQU,A LA RUPTURE TOTALE SI LES GAFFES DU MINI SULTAN CONTINUENT !

    LA LIBRE EXPRESSION

    12 h 40, le 15 août 2018

  • Idéologiquement les USA ne peuvent pas continuer à se montrer amis avec un régime qui persécute et qui emprisonne ses adversaires par milliers. Même si l'affaire du pasteur se terminerait par son retour à son pays, les relations avec la Turquie ne vont pas revenir comme avant. Les européens ne peuvent pas rester les bras croisés très longtemps face au totalitarisme de son voisin. L’OTAN est un club - il n'est pas une famille. La Turquie n'est pas stupide pour quitter sans compensation le club.

    Shou fi

    09 h 17, le 15 août 2018

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