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Nos Lecteurs ont la Parole - par Christelle KAIROUZ

Kofi Annan, l’ange ghanéen

Je viens d’acheter les uniformes des enfants pour l’école. Je longe le Guggenheim et j’attrape un taxi sur la 5e. Il me donne le vertige... À New York, la chaleur et l’humidité sont oppressantes... Je trouve un prétexte pour ne pas l’offusquer et le paye après trois blocs seulement. J’attends une minute, le temps qu’il disparaisse dans la 5e, et je prends un autre taxi. Le conducteur est âgé. Il porte un chapeau comme celui de Nicolas, mon vieux Nicolas du Darfour. Celui qui partageait son pain avec moi quand l’administration du Haut-Commissariat aux droits de l’homme à Genève oubliait de m’envoyer mon salaire dans le désert.
J’ai l’impression qu’il a quelque chose à me dire. Nos regards se croisent dans le rétroviseur. Je lui souris. Il a l’air triste... Direction Columbus Circle pour acheter un plateau en marbre. Au niveau du passage à Central Park qui relie Upper East à Upper West, j’entends la nouvelle : « Kofi Annan died at the age of 80. » Je suis seule dans le taxi. Je ne suis pas sûre d’avoir bien entendu. Je ne peux pas y croire. Je ne veux pas y croire.
Lorsque les filles de mon âge vénéraient Patrick Bruel, moi, ayant vécu la guerre, j’admirais Kofi Annan. J’ai toujours été sa plus grande fan. Depuis l’adolescence. Aujourd’hui, j’ai 40 ans et deux enfants, et toutes ces années, je n’ai cessé de l’aduler. Ceux qui l’ont connu ne seront pas surpris.
Cet homme qui s’est battu toute sa vie pour l’égalité des hommes était au-dessus d’eux. Oui, personne ne me contredira. Son Excellence était un surhomme. Il avait les plus grands rêves, les plus grands espoirs, le plus grand cœur et surtout le plus beau regard. Pur, sincère, authentique, désintéressé, généreux, solidaire. Un jour, alors que nous sortions d’une réunion au Haut-Commissariat aux droits de l’homme, j’ai eu l’immense chance, l’indescriptible honneur, de lui serrer la main et de me noyer dans son regard. Cet homme m’a guidée dans mon parcours aux Nations unies. Il m’a invitée à rêver avec lui en me demandant à travers ses collaborateurs directs de lui rédiger quelques discours. Le jour où j’étais assise derrière lui sur le podium de la salle des Assemblées du Palais des nations à Genève, il m’a envoûtée. Cet homme était mon rêve incarné, un des piliers de ma thèse sur les relations de la paix, du désarmement et des droits de l’homme. Lorsque le système me déçut en 2006 pendant une autre guerre qui divisait le pays de mes aïeux et que je décidai de le quitter, il m’appela à siéger au sein du comité disciplinaire des Nations unies, à travers une circulaire officielle envoyée à tous les fonctionnaires. Ce jour-là, j’ai pleuré comme une enfant. Cet ange ghanéen faisait confiance à la plus jeune fonctionnaire de son grade, une Franco-Gréco-Libanaise de 28 ans, petite-fille d’un humanitaire burkinabé, de diplomates ayant eux-mêmes œuvré pour le respect et la dignité.
Oui, un ange. Ce grand homme était le cœur de la paix personnifiée, le corps des peuples rassemblés, le souffle des rêves retrouvés et surtout, surtout, la voix des droits de l’homme. Une voix unique, qui ne triche pas. Une voix qui ne manipule pas. Une voix qui ne nourrit pas d’ego, qui ne recherche pas de couverture médiatique, qui ne marchande pas la dignité, qui n’exploite pas la souffrance humaine. Oui, une voix unique et pure. Son charisme irradiait à chaque fois qu’il passait, qu’il parlait, qu’il espérait. À chaque fois, la magie opérait, à égalité, de manière universelle et intemporelle, à l’image des principes qu’il s’était promis de légitimer, de légaliser et d’honorer.
Aujourd’hui, en sortant du taxi, j’avais mes lunettes de soleil et la gorge si serrée. Je n’ai pas l’habitude de pleurer en public. Je suis entrée chez William Sonoma. J’ai trouvé le plateau de marbre que je cherchais. Je n’ai pas eu la force de le porter. Je suis sortie sans l’acheter. J’ai pensé à la plaque de marbre qui porterait son nom. Ces 9 lettres magiques, inoubliables, qui ont redoré pour un temps le blason de l’institution mondiale de la paix, celle qui m’a fait grandir, celle que j’ai longtemps servie, celle qui abrite une famille multicolore dont il a été le seul vrai patriarche. Cette famille est en deuil aujourd’hui.
Ce soir, en allant courir près du Réservoir de Jacky, j’écouterai Ella Fitzgerald, accompagnée de Louis Armstrong, chanter Dream a Little Dream en pensant à un homme qui m’a donné envie d’avoir de grands rêves. Ce soir, je regarderai la Skyline en ne pensant qu’à lui, en ne voyant que lui. Oui, car ce soir, dans les cieux du monde entier, une étoile brille plus que toutes les autres. Elle n’a pas fini de nous guider. Oui, les grands hommes sont éternels. Puisse celui qui m’a inspirée reposer en paix pour l’éternité.

Je viens d’acheter les uniformes des enfants pour l’école. Je longe le Guggenheim et j’attrape un taxi sur la 5e. Il me donne le vertige... À New York, la chaleur et l’humidité sont oppressantes... Je trouve un prétexte pour ne pas l’offusquer et le paye après trois blocs seulement. J’attends une minute, le temps qu’il disparaisse dans la 5e, et je prends un autre taxi. Le...

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Bel hommage...

Sybille S. Hneine

14 h 20, le 21 août 2018

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Commentaires (1)

  • Bel hommage...

    Sybille S. Hneine

    14 h 20, le 21 août 2018

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