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La Consolidation de la paix au Liban - Décembre 2018

La théorie de l’évolution

© «Pack your bag little girl, it's time to go». - Artist: Tamara Qaddoumi Director Pablo Lozano for Tic Motion Studio

Je suis revenue à Beyrouth il y a trois ans. Je me souviens de l’étonnement de mes proches à ce moment-là. Tous disaient : « Comment peut-on quitter Montréal et venir s’installer à Beyrouth ? ». Pourtant, je pensais à l’époque que Beyrouth était la ville de mes rêves et que ce qui me manquait c’est ce mélange entre l’Orient et l’Occident. 


Je suis arrivée au Liban en pleine période de ce qu’on appelait le mouvement de la société civile. Un jour, un de mes amis militant m’a proposé de participer à une des manifestations. Je souhaitais le faire, mais j’ai hésité au début. J’ai commencé par me rappeler les débuts de la révolution syrienne lorsque certaines personnes disaient que les Palestiniens résidents en Syrie n’avaient pas le droit de participer aux rassemblements, car ils ne sont pas Syriens. A mon avis, c’était odieux de dire cela car qui d’autre a plus le droit de manifester que les résidents d’un pays ?

J’ai donc demandé à mes amis si ma participation était acceptable et ils m’ont répondu sans hésitation : « Bien sûr. Vous avez ce droit, puisque vous vivez ici ». A ce moment, j’étais convaincue que Beyrouth était la plus belle ville du monde et je m’interrogeais de savoir qui étaient ceux qui disaient que le peuple libanais est raciste ?

J’ai participé à la manifestation pour deux raisons : d’abord parce que je me sentais concernée par cette cause et ensuite pour voir une « manifestation normale », c’est-à-dire sans violence et pour être plus précise, sans balles réelles tirées sur les manifestants.

Je suis donc arrivée au lieu de la manif, dans le centre-ville de Beyrouth. J’ai été stupéfaite de voir les jeunes, garçons et filles, le visage badigeonné aux couleurs du drapeau libanais, vêtus de shorts et de mini-jupes. J’en ai eu les larmes aux yeux. Bien entendu, ce n’était pas les vêtements des manifestants qui m’interpellaient, mais personnellement je considérais que les habits adéquats pour participer à une manifestation devraient être larges et pratiques pour permettre de courir vite et de ne pas être altérés si on devait se retrouver à terre.

A ce moment, je me suis dit que oui, je veux rester dans cette ville.

Quelques mois plus tard, je me baladais dans un centre commercial. Alors qu’un pantalon m’avait plu et que je cherchais un modèle à ma taille, une vendeuse s’est approchée de moi : « Puis-je vous aider Madame, m’a-t-elle demandé ? J’ai répondu : Oui s’il vous plaît, pouvez-vous me donner ma taille de cette pièce et de telle autre ? La vendeuse répliqua aussitôt : « Ah vous n’aviez pourtant pas l’air d’être Syrienne ! » Ce qui m’a poussé à lui répondre : « Et de quoi ont donc l’air les Syriennes ? ».

Il y a eu ensuite un silence lourd, suivi de tentatives bizarres de la part de la vendeuse de se justifier. Mais je n’ai pas voulu l’entendre. La seule chose qui m’est revenue à l’esprit, c’est une leçon d’histoire qui disait : le Grand Liban a été proclamé en 1920 et la République libanaise est née en 1926. Donc, selon la théorie de l’évolution, il ne s’est pas passé suffisamment de temps pour que l’homme syrien devienne trop différent de l’homme libanais.

Je suis sortie de la boutique très énervée. Je suis montée dans ma voiture et suis allée à Hamra. Comme je ne connaissais pas bien les routes, je me suis arrêtée à un feu, me demandant s’il est possible de prendre cette ruelle ou s’il s’agit d’un sens interdit. Pendant ce moment d’hésitation, une femme qui traversait s’est arrêtée devant moi et m’a lancé : « Regarde devant toi, imbécile ! ». Puis elle s’est arrêtée devant ma fenêtre et a hurlé : « Rentre dans ton pays ! ». Je suis restée sans voix. Puis, je me suis rappelée que je conduisais la voiture de mon père qui avait une plaque d’immatriculation syrienne. En voyant Damas sur la plaque d’immatriculation, la femme a donc immédiatement su que j’étais « une imbécile ».

Le racisme à l’envers

- Hé, d’où venez-vous et d’où vient cet accent ?

- Je viens de Syrie.

- Pas possible ! J’aime beaucoup les Syriens, ce sont les meilleurs gens !

En mon for intérieur, j’ai pensé que je connais des Syriens qui sont insupportables !

Le racisme au quotidien

J’étais assise dans un bar et pendant que je parlais à un homme parmi les présents, il a décelé mon accent – qui est très perceptible – et a compris que je venais de Syrie. Il s’est alors approché de moi, m’a regardé dans les yeux et m’a lancé : « Chlonik ? Je sais bien parler syrien mou ? ». Il s’attendait à me voir éclater de rire, alors que je me disais : mais pourquoi crie-t-il comme cela ? Je me disais aussi à l’intérieur de moi-même : « Écoute-moi bien, est-ce que je parle comme cela ? Et si je ne le fais pas, pourquoi le fais-tu alors ? C’est quoi ces cris ? ».

Je me suis dit aussi : « Il n’y a rien qui s’appelle "accent syrien". La Syrie est un grand pays et chaque région possède l’accent qui lui est propre. Ce que tu as fait est une tentative malheureuse d’imiter l’accent damascène... ».

Souvent, j’entends des clichés du genre : « Les Syriens ont détruit le Liban. Ils ont pris nos emplois, notre électricité, notre eau, etc. Et puis soudain, celui qui tient de tels propos se souvient que je suis Syrienne. Il me regarde alors et me lance, dans un souci de me faire un compliment : « Mais vous, vous n’êtes pas comme eux. Vous ne leur ressemblez pas ! ». Cette phrase me met en colère, tant elle me paraît stupide. Je réponds : « A qui je ne ressemble pas ? Mais je suis eux. De qui parles-tu donc ? ».

Après plusieurs mois vient le moment fatidique. Nous avions décidé mes amies et moi de passer une journée au bord de la piscine à Broumana, chez une de nos amies. Nous n’avions toutefois pas prévu tout ce bruit autour de nous, venu d’un chantier en face de la maison. Vers la fin de la journée, l’une d’entre nous décide de se baigner nue. Une autre amie me dit, en regardant vers l’immeuble en construction : « Cela fera plaisir aux Syriens ! ». Au début je n’ai pas compris l’allusion et je me suis demandée comment elle pouvait savoir que les habitants de l’immeuble sont Syriens puisqu’il n’est pas encore achevé. Puis cela a fait tilt dans mon esprit. Je lui ai rétorqué : « Tu veux dire les ouvriers ? ». J’ai alors vu dans son regard comme un sentiment de honte et de peur, comme si elle était elle-même surprise par ce qu’elle avait dit et par cet amalgame entre la nationalité et le travail. Je ne comprends pas comment on peut en arriver là. En Syrie, il y a des médecins, des avocats et des ouvriers. Pour nous Syriens, l’ouvrier est un ouvrier, ce n’est pas un Syrien !

Mais c’est un peu plus tard que je devais avoir le choc de ma vie.

Nous étions au domicile d’un ami. Une copine me demande : « As-tu vu le documentaire sur la guerre civile libanaise ? ». J’ai répondu par la négative et elle m’a alors dit : « Tu devrais le voir. Tu comprendrais alors la raison politique du racisme des Libanais à l’égard des Syriens ». « Je la connais déjà », lui ai-je répondu. « Ah bon ?, rétorque-t-elle. Moi, je ne la connaissais pas. Je croyais que ce racisme était dû au fait que les Syriens sont bronzés et moches ». Je n’ai pas pu m’empêcher de lui lancer : « Et vous alors, vous vous sentez plus clairs sans doute ? ». Elle était visiblement embarrassée et s’est confondue en excuses. Je me suis ensuite demandé au fond de moi-même ce que signifiait le mot « bronzé » : sale, brun, peau sombre ou autre chose ?

Naturellement, tout ce qui précède est inacceptable. Mon amie a poursuivi ses explications. Je les connaissais d’avance, mais ce jour-là, mon problème était dans l’usage abusif des mots.

Une amie de ses parents qui suivait notre conversation intervint alors : « Non, le Syrien, on ne peut pas l’identifier d’après son apparence ».

Je tiens à faire remarquer que déjà le terme « le Syrien » donne l’impression qu’il appartient à une race différente. Comme si on entendait une émission de la chaîne National Geographic, nous expliquer les ours Pandas.

L’amie des parents poursuit son exposé en disant : « Le Syrien est reconnaissable à son odeur ». Je réponds aussitôt presque en criant : « A son odeur ? ». Elle se rend compte alors que ce qu’elle a dit est inacceptable et tente d’arranger les choses : « Oui, c’est normal, à cause sans doute des épices qu’ils utilisent dans leurs plats ».

Observons donc une minute de silence, en signe de deuil pour la mort de la culture politique, sociale, géographique et historique dans la région !

Puis j’ai dit : « De quelles épices parlez-vous ? Nous avons la même cuisine ! ». Puis j’ai tenté d’expliquer un peu l’histoire de la région et la séparation entre le Liban et la Syrie. Mais elle n’a pas voulu écouter ou alors elle n’a pas compris. Et elle a poursuivi sur sa lancée : « Chaque peuple a une odeur particulière. C’est normal ».

A ce moment-là, j’ai perdu les nerfs. Je me suis dit qu’elle doit se taire immédiatement sinon la situation allait dégénérer. J’ai essayé d’expliquer qu’on ne peut pas confondre la nationalité avec d’autres données. J’ai senti aussi qu’elle devait me présenter des excuses. Ce qu’elle a finalement fait, mais à sa manière : « Désolée, la vérité blesse ».

A partir de là, j’ai totalement perdu espoir. Dans un pays où les professions sont distribuées selon les nationalités et où les lois ne permettent aux Syriens que d’être des ouvriers du bâtiment, travaillant dans des circonstances difficiles, sous un soleil de plomb qui rend leur peau bronzée… Il est clair que les Syriens ne pouvaient sentir le Bleu de Chanel.

* Cinéast et conteuse


Les articles, enquêtes, entrevues et autres, rapportés dans ce supplément n’expriment pas nécessairement l’avis du Programme des Nations Unies pour le développement, ni celui de L'Orient-Le Jour, et ne reflètent pas le point de vue du Pnud ou de L'Orient-Le Jour. Les auteurs des articles assument seuls la responsabilité de la teneur de leur contribution.




The Theory of Evolution


I moved to Beirut three years ago. I remember how surprised everyone was then at my decision. «Why would anyone leave Montreal to come to Beirut!»

I thought at the time that Beirut was the city of my dreams and that this mixture of East and West was what I was missing in my life!

When I arrived in Beirut, it was the time of social movement. A friend who was a civil society activist in Beirut asked me to join them at a demonstration. I really wanted to take part but I was reluctant at first. I remembered the start of the Syrian revolution when some people said that the Palestinians residing in Syria did not have the rights to participate in demonstrations, as they were not Syrians! That’s outrageous! Who then has the right to take part in demonstrations if not the residents of a country?

I asked my friends if it was alright to participate. And the answer was unequivocal: Of course it is! You live here!

At this moment, I was convinced that Beirut is the most beautiful city! Whoever said that the Lebanese people were racist?

I took part in the demonstration for two reasons:

Firstly, because I felt strongly about the issue.

And secondly, because I wanted to see a «normal» demonstration – and by «normal» I mean relatively free of violence or, more precisely, free of live bullets shot at demonstrators.

I arrived at the demonstration in downtown Beirut. I was surprised to see young men and women with faces painted with the flag of Lebanon, wearing short shorts and miniskirts. I felt like crying! Of course, my problem wasn’t what the demonstrators were wearing. But demonstration clothes mean something altogether different to me! They are the clothes that will allow me to run as quickly as possible, and every piece of clothing that does not allow me to roll on the ground is automatically stricken off from my options.

That was the moment I made my decision: Yes, I want to stay in this city!

A few months later, I was walking around in a shopping mall. As I was trying to find a pair of trousers in my size, a sales assistant rushed to help me:

«Can I help you?»

«Yes. Do you have this in size…»

«Oh! You wouldn’t think you’re Syrian by looking at you!»

«Oh! And how do Syrians look like?»

A leaden silence. She tried to justify what she had said but I didn’t want to hear any of it. The only thing going through my mind over and over again was the history lesson: Lebanon was founded in 1920 and became a republic in 1926.

In other words, based on the theory of evolution, not enough time had passed to make a Syrian look different from a Lebanese!

I come out of the store literally shaken. I get in my car and headed for Hamra. I get there – I didn’t know my way around the city well at the time – and while waiting at stoplights – my speedometer at zero – I look right to check whether I could go in that direction. This is when a woman crossing the street stops right in the middle of the road, in front of my car, and yells: «Look where you’re going, moron!» She turns back and walks to my window. She yells: «Go back to your country!» I was surprised and couldn’t understand why. I remembered that I was driving my dad’s car with a Damascene registration plate. When the woman read Damascus on the plate, she was able to tell right away that I was a «moron».

«Reverse racism»:

«Ah! What’s that accent?»

«Syrian.»

«No way! I just love Syrians. Syrians are the best!»

My inner voice: No! I know terrible Syrians!


«Daily racism»:

I was sitting at a bar having a conversation. a man comes up to me, noticing my accent – which is unmistakably Syrian – and, looking me in the eye, shouts drawing out all the vowels in an exaggerated Syrian accent: «Hooow aaare yooou? I caaan speeeak Syriaaan veryyy weeell!»

Expecting me to laugh at his sense of humor. But all that was going through my head was:

1 - Why are you shouting?

2 - Listen carefully to me. Do I speak that way? If I don’t speak that way, what are you doing? What are these random sounds?

3 - There’s no such thing as a Syrian accent. We have to agree that Syria is big and that each region has its own accent. Listen here sweetheart; what you’ve just done was, at best, a failed attempt at a Damascus accent.

Usually the conversation goes this way:

«The Syrians have sapped the life out of the country. They took our jobs, electricity, water…»

Then someone suddenly remembers that I’m Syrian and they look at me as if complimenting me:

«But you’re different, you’re nothing like them.»

Angered by this idiotic sentence: «Who are those people who I’m different from? I’m them, by the way! Who are you talking about?»

Several months later, it’s the decisive blow. My friends and I decided to spend the day at the pool at a girlfriend’s in Brummana. We did not expect that it would be as noisy as it was, as there was a construction site across from her house. My friend eventually decided to have a nude swim. Another friend turns to me tilting her head in the direction of the construction site:

«The Syrians will calm down when they see her.»

For a second, I didn’t get what she was talking about, thinking to myself: «Why would the Syrians calm down when they see her? How did she know that the residents of the building were Syrians? Plus the building is under construction!»

That’s when it hit me. I cried out: «You mean the construction workers?»

She panicked too because she was surprised herself at what she had said. She was not aware of mixing up profession and nationality!

I didn’t get it! In Syria, there are doctors, lawyers, construction workers... Naturally, we are all Syrians, so I would never call a construction worker anything but that!

Then came my great shock:

At a friend’s, a girlfriend asked me:

«Have you seen the documentary about the Lebanese civil war?»

«No.»

«You should watch it. Then you’ll learn the reason for the Lebanese people’s racism towards Syrians.»

«I already know the reason.»

«Oh. I didn’t. I used to think it’s because the Syrians are black and ugly and all that.»

«And you feel that you’re white?»

«Oh, no, no, no. That’s not what I meant…»

First, I wondered what the word «black» means? Does it mean dirty? Tanned? Dark-skinned?

Of course, all of the above is unacceptable. My friend went on trying to explain what she meant. I already knew what she meant but one of my problems at the time was the random use of words.

A friend of her parents overhears our conversation and gets involved:

«No, you can’t tell a Syrian from how they look.»

(I would like to mention here that she’s talking about «Syrian» as if it were a different species: Meet the panda on National Geographic!)

«You can tell a Syrian from his smell,» she went on.

«Smell,» eternally shocked, I asked loudly.

She could tell from my voice and expression that what she had said was unacceptable, so she tried to explain:

«It’s normal. It’s probably the spices they eat.»

Let’s observe a minute in memory of the region’s political, social, historical and geographical culture.

I tried to explain to her a little about the history of the region and the separation of Lebanon from Syria. But she wouldn’t listen or understand and continued:

«It’s normal. Each people has its own smell.»

I have lost my temper at this moment. She had to stop talking immediately, as with each additional word the conversation could only go downhill from there. I tried to explain to her how she was confusing nationality with a thousand other problems. She felt at that moment that she had to apologize and said: «I’m sorry if the truth hurts.»

That’s when I lost all hope and realized that it was beyond redemption. The problem is that we are in a country where professions are distributed by nationality, a country that does not allow a Syrian to be anything but a construction worker in very bad conditions under the scorching sun. In such conditions, they’ll surely sweat and have dark skin. And most surely they won’t smell of Blue de Chanel!

* Filmmaker and storyteller


The articles, interviews and other information mentioned in this supplement do not necessarily reflect the views of the United Nations Development Programme nor of L'Orient-Le Jour. The content of the articles is the sole responsibility of the authors.

Je suis revenue à Beyrouth il y a trois ans. Je me souviens de l’étonnement de mes proches à ce moment-là. Tous disaient : « Comment peut-on quitter Montréal et venir s’installer à Beyrouth ? ». Pourtant, je pensais à l’époque que Beyrouth était la ville de mes rêves et que ce qui me manquait c’est ce mélange entre l’Orient et l’Occident. Je suis arrivée au Liban en...

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