Le rocher de Raymond

Oh combien il y tenait à son rocher, Raymond Aoun. Il était absolument essentiel pour lui. Il était surtout essentiel de l'installer à temps pour la cérémonie. Essentiel aussi qu'il livre un témoignage pour les générations futures. Raymond s'est entièrement investi dans cette entreprise, y mettant toute son énergie et tout son amour pour ses camarades de classe, dont celui qui allait devenir le primus inter pares : l'élève-séminariste Béchara Raï, aujourd'hui cardinal et patriarche d'Antioche et de tout l'Orient. C'était pour cette grappe de jeunes bacheliers jamhouriens de l'année 1963 que Raymond a eu la géniale idée de concevoir et de faire réaliser ce rocher afin de marquer à jamais le souvenir du cinquantenaire de notre promotion 1963 de Jamhour. Au cours de nos multiples réunions de préparation de l'événement dans les locaux de l'amicale de notre collège, il n'était question que de ce rocher. Il était essentiel pour Raymond que cette énorme masse de pierre trône à l'entrée de la cathédrale de Jamhour pour être bénie par le patriarche le 26 juin 2013, jour de notre jubilé d'or, en souvenir de la rencontre de toute la promotion réunie autour du camarade de classe Béchara Raï, cinquante ans après avoir quitté les bancs de l'école. Et le rocher trôna et la fête continua jusque tard dans la nuit, le patriarche ayant décidé d'arrêter les aiguilles de sa montre ce jour-là. Et Raymond, dans son humilité, a caché son immense fierté, tout comme il nous a caché, derrière ses yeux doux, un terrible secret, celui de sa maladie dont il voulait nous épargner la gravité, pour ne pas gâcher la frénésie des préparatifs et la joie des retrouvailles. Pour lui, l'essentiel demeurait ce sprint final pour achever le rocher avant qu'un quelconque accident fâcheux ne le prenne de vitesse...
Aujourd'hui, du haut de son rocher céleste, le grand cœur de Raymond contemple son œuvre et se dit que, pour cette fois, à l'entrée de la cathédrale de Jamhour, l'essentiel n'est pas invisible pour les yeux.