Hannah Arendt répétait que ce que voulait une populace, c’était d’accéder à l’histoire, même au prix de l’autodestruction. Elle n’a jamais précisé pourtant, vraiment, si cette volonté était consciente ou pas.
Rarement peuple aura été aussi autodestructeur que nous, Libanais ; rarement peuple aura aussi minutieusement et systématiquement semé les graines de sa propre perte. De sa propre dissolution. Et cela ne date pas de 1975 seulement, loin de là. Aujourd’hui, avec le recul, les accords de Taëf (qui ont signé la fin de la guerre civile et entériné l’occupation syrienne) ; la résolution 1701 de l’ONU (qui a mis fin à deux mois de barbarie israélienne et rappelé à tous ceux qui avaient été tentés de l’oublier la létalité du Hezbollah); le 14 mars 2005 (un one shot tragiquement sublime); l’accord de Doha (qui a conforté ce même Hezb, après son Anschluss de Beyrouth, dans sa conviction que les préceptes de la wilayet el-faqih priment sur la Constitution, la charte et les lois libanaises) ; la conférence CEDRE et toutes celles qui ont précédé depuis Paris I (censées nous aider à sortir la tête de l’eau), le constat et la réalité sont terribles : le Liban est en train de se désintégrer, lentement, méthodiquement et sûrement, et nous, Libanais, ne servons à rien.
Un jour, ces responsables que nous continuons ardemment, échéance après échéance, à engluer au pouvoir seront jugés pour crimes politiques majeurs. Peu importe si l’Iran et l’Arabie ne veulent pas voir Saad Hariri former enfin une équipe, peu importe si les partis chrétiens se déchirent, si les deux formations druzes se déchirent, si les leaders sunnites du 8 Mars et le courant du Futur se déchirent, et si le Hezbollah joue les toreros de salon : jamais ce pays n’a autant eu besoin d’un gouvernement. D’un gouvernement d’une dizaine de personnes, au-dessus de tout soupçon, et qui vont travailler d’arrache-pied. Parce qu’elle est effectivement monstrueuse, cette réalité : le Liban a neuf orteils dans la banqueroute, et la dévaluation de la livre est pratiquement affaire conclue ; Hassan Nasrallah n’a toujours pas compris ce que feu cheikh Mohammad Mehdi Chamseddine martelait : que le Liban est la patrie définitive des chiites libanais ; que Benjamin Netanyahu entend réserver le pire au Liban ; les grandes capitales et les pays donateurs commencent, par contre, à comprendre que nous sommes des menteurs, pratiquement des imposteurs ; les services de base sont à l’agonie : électricité, eau, santé, éducation, aéroport digne de ce nom, etc. ; les libertés, toutes les libertés, comme la Constitution, sont traitées en serpillières, et nous, Libanais, n’en finissons plus de mourir à petite flamme.
D’ailleurs qui sommes-nous ? Que voulons-nous ? Et surtout, que faisons-nous ? Rien. Pratiquement plus rien. Hier protohelvètes d’un Proche-Orient galopant souvent à reculons, et certainement grands, très grands amoureux de la vie, insouciants, nonchalants, tellement méditerranéens, épicuriens et fêtards, curieux de tout, ou presque, nous voilà aujourd’hui spectateurs forcés de notre propre déchéance, mourant d’un syndrome de Stockholm pervers et mortifère. Nous n’avons certes jamais été de grands révolutionnaires, de grands agitateurs, des vecteurs de changement(s) : ces bonnes étoiles, les nôtres, en lesquelles nous croyons, ces saint Charbel que nous chrétiens, musulmans ou athées implorions à tue-tête ou en silence, se chargeaient, nous en étions convaincus, de nous protéger contre tous les vents mauvais – sans jamais nous douter un seul instant que même les étoiles finiraient par en avoir marre de nous, par ne plus nous croire.
Un œil de lynx, fin physionomiste de la vie politique libanaise, voit dans la définition du mot cloaque selon Victor Hugo, une description minutieuse de la classe politique libanaise aujourd’hui au pouvoir : Tortueux, crevassé, dépavé, craquelé, coupé de fondrières, cahoté par des coudes bizarres, montant et descendant sans logique, fétide, sauvage, farouche, submergé d’obscurité, avec des cicatrices sur ses dalles et des balafres sur ses murs, épouvantable, tel était, vu rétrospectivement, l’antique égout de Paris. Ramifications en tous sens, croisements de tranchées, branchements, pattes d’oie, étoiles comme dans les sapes, cæcums, culs-de-sac, voûtes salpêtrées, puisards infects, suintements dartreux sur les parois, gouttes tombant des plafonds, ténèbres ; rien n’égalait l’horreur de cette vieille crypte exutoire, appareil digestif de Babylone, antre, fosse, gouffre percé de rues, taupinière titanique où l’esprit croit voir rôder à travers l’ombre, dans de l’ordure qui a été de la splendeur, cette énorme taupe aveugle, le passé… Cela s’applique aussi, parfaitement, à nous. Nous, les Libanais, encore une fois passés brillamment de la résilience à la résignation – celle de l’attente, bras ballants, ou celle du départ, vers d’autres cieux, d’autres herbes, même moins bleus ou vertes.
Mais qu’à cela ne tienne : le petit père du peuple est là et veille. Le glorieux gendre du peuple est là et veille. Indiscutable gage de sérieux et d’efficacité pour les grands de ce monde et magnifique opium pour nous autres, les gueux. Et qu’on se le dise : le jour où la rabta manquera, il y aura sûrement, dans les garde-manger du palais de Baabda, knéfés, brioches ou autres sahlabs.
commentaires (14)
C'est encore excellent, plein de courage et de lucidité. Cette chronique, est surtout merveilleusement écrite, étourdissante et pleine d'humour; elle est, comme un DESTIN FRANÇAIS de ZEMMOUR, optimiste sous le voile fin d'un pessimisme qui se déchire sous les coups de vérités trop longtemps tuent au prétexte d'une bien-pensance. Il vous reste,cependant, comme à votre collègue Issa, d'oser, si vous osez, concevoir qu'HARIRI et ses complicité saoudiennes (pour ne pas dire ses maitres) font partis des corrompus, terme que vous n’emploierez jamais, car il résume tellement ceux que vous nous proposez que vous risqueriez au moins un procès. Pourtant le Peuple a consciemment faim, pendant que d'autres se hâtent à sa fin.
Nicolas ZAHAR
20 h 20, le 01 octobre 2018