Le pape François est un homme étonnant. Très étonnant. Pour le milliard de catholiques, mais aussi pour beaucoup, beaucoup, d’athées ou d’agnostiques, l’avènement du cardinal argentin jésuite sur le trône de Saint-Pierre avait créé un kaléidoscope d’émotions – et d’émois. Créé des sourires, grands comme de l’espérance ; créé de l’attente, fiévreuse, pour une Église visiblement prête à se remettre radicalement en question par un homme fou de football et de Fellini ; créé de l’empathie, tellement d’empathie, pour un pape, hôte universel, déterminé à accueillir tout le monde dans la Maison : chrétiens, certes, mais aussi musulmans, juifs, bouddhistes et païens, pédés et divorcés, pauvres et lépreux, Judas et Marie-Madeleine, adolescents acnéiques et vieillards sadiens, hommes, femmes, oiseaux et sycomores… François, en prenant la succession de Benoît XVI, en assumant pleinement sa différence, sa marginalité même, avait (ré)incarné la foi catholique comme très (trop) peu de papes avant lui. Il avait ramené cette religion à son paléolithique : tout le monde doit (re)venir au bercail ; chacun doit savoir qu’il sera logé, blanchi et nourri à condition d’accepter les règles du foyer; et la planète doit sentir, ressentir et comprendre que cette Église un peu percluse, un peu Atlas, un peu déconnectée, veut de nouveau remplir sa mission originelle, primitive : servir de cordon ombilical, protéger, aider, guider et sécher des larmes. François, en entrant en fonction, avait été éblouissant. Inouï.
Hélas…
Héros légendaire de la guerre de Troie, Achille a été plongé par sa mère dans le Styx, l’un des fleuves des Enfers, pour que son corps devienne invulnérable ; son talon, par lequel le tient Thétis, n’est pas trempé dans le fleuve et reste celui d’un mortel. Après dix ans de combats féroces, il décide de s’exclure de cette guerre après une querelle avec Agamemnon. Mais la mort de son amour, Patrocle, le ramène dans l’arène. Il mourra, d’une flèche au talon lancée par Pâris et guidée par Apollon, juste après avoir tué le prince troyen. François, aussi, a son talon. Plongé depuis presque toujours dans son adoration de Jésus, dans son admiration pour saint François d’Assise; galvanisé par ses obsessions : l’acceptation de l’autre, la résurrection d’une Église matricielle et placentaire, le rassemblement des ouailles ; arc-bouté sur ses certitudes : ce message doit être infatigablement transmis et retransmis de cent et une manières, et la communication et le marketing sont deux armes de construction massive absolues, le pape François s’est laissé piéger par son talon : son corporatisme. Cette immarcescible conviction qu’aucun homme qui décide de porter les habits de serviteur de Dieu ne peut faire du mal. À un oiseau, et, surtout, à un enfant.
Qu’un nonce apostolique septuagénaire et libidineux harcèle sexuellement un employé de mairie majeur et vacciné, voilà un délit, ridicule à souhait, qui doit être sanctionné d’une façon ou d’une autre. Mais qu’un curé, qu’un évêque, qu’un cardinal abuse sexuellement d’un enfant ou même le harcèle, voilà un crime impardonnable. Il ne fait aucun doute que le pape François doit souffrir dans son âme et ses os à chaque fois qu’il entend le témoignage terrifiant d’une victime d’actes pédophiles de la part d’un homme d’Église, comme celle de Juan Carlos Cruz au cours du sommet, au Vatican, ces quatre derniers jours, consacré aux abus sexuels du clergé. Qu’il doit souffrir à la fois pour ces enfants et pour son Église – et c’est peut-être dans ce et, dans cette concomitance, dans cette absence de hiérarchie de la douleur et de la compassion, que se trouve tout le problème.
Alors comment expliquer qu’au cours de son voyage au Chili en janvier dernier, François a brutalisé les journalistes qui l’interpellaient. « Le jour où vous m’apportez une preuve contre l’évêque Barros, je vous parlerai. Il n’y a pas une seule preuve contre lui. Tout est calomnie », avait-il ainsi lancé, avant de donner une accolade publique à l’évêque controversé, puis se voir obligé de présenter ensuite, dans l’avion, ses excuses aux victimes d’abus sexuels. Alors comment expliquer qu’hier, François se soit contenté de mots, aussi forts soient-ils, parlant de « sacrifices païens », d’« instruments de Satan » et de « main du mal », sans entrer un seul instant dans le cœur brûlant et martyrisé du sujet? Comment accepter qu’il ait jugé bon de noyer le poisson avec ses statistiques sur la pédophilie dans les familles, les écoles et le monde du sport ? Sans annoncer des mesures fortes, symboliques et substantifiques à la fois, sans insister sur une tolérance zéro, théorique et pratique, exclusions à l’appui, exigées par les associations de victimes ? Sans privilégier des mesures législatives immédiates et la levée urgente et indispensable du secret pontifical ? Sans évoquer la très rapide mise sur pied de commissions d’enquête mixtes, hommes d’Église et hommes de loi ? Sans tout faire, et pas que dire, donc, pour que l’Église retrouve, à ce sujet, une crédibilité pratiquement dynamitée ; qu’elle se débarrasse, comme François le veut depuis le début, de cette « mentalité cléricale qui privilégie les bourreaux et refuse de reconnaître l’horrible réalité », selon les termes impitoyables du cardinal colombien Gomez? Parce que tant que François n’agira pas, ne sera pas dans l’hyperconcret, le sentiment d’impunité au sein du clergé aux quatre coins de la planète restera monstrueusement présent.
On ne touche pas à un enfant impunément. Jamais. Cette mentalité cléricale, ce corporatisme, encore une fois, c’est-à-dire cet amour fusionnel pour la maison de Jésus, ce talon si fragile, si meurtri(er), peuvent annihiler la mission, sincère et farouche, du pape François. Peuvent férocement modifier son ADN. Peuvent le noyer dans ce qu’il a toujours combattu et refusé. Peuvent réduire cet homme à la somptueuse bonté, un homme probablement unique et extraordinaire, à un maquilleur. De génie, peut-être, mais un simple maquilleur, maître ès cosmétiques en tout genre.
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Trop bas- bleu
Hitti arlette
22 h 17, le 25 février 2019