Le directeur général du ministère des Finances Alain Bifani est sorti hier de son silence lors d’une conférence de presse pour revenir sur le travail de reconstitution des comptes publics de la période allant de 1993 à 2017, mené par ses équipes depuis 2010. Ce travail a concerné des inscriptions comptables faites sans aucune couverture légale valable. Les documents qui y sont relatifs ont été soit égarés, soit volontairement détruits. Le ministère des Finances a tenté de les récupérer au sein des ministères, des municipalités ou encore des banques.
En principe, M. Bifani ne peut s’exprimer publiquement sans un accord préalable du ministre des Finances, mais malgré plusieurs questions des journalistes présents, il a souhaité rester vague sur ce point. « J’ai attendu qu’il s’exprime pour ne pas empiéter sur ses prérogatives », a-t-il déclaré, avant de préciser qu’il souhaitait avant tout « exercer son droit de réponse aux attaques » formulées à son égard la semaine dernière par l’ancien Premier ministre et ministre des Finances Fouad Siniora. La veille, le ministre des Finances Ali Hassan Khalil avait annoncé officiellement la finalisation de ce travail de reconstitution des comptes (achevé en octobre dernier) et leur transmission à la Cour des comptes, afin qu’elle puisse les auditer et enquêter sur les irrégularités identifiées. Il a reconnu que ces comptes comportaient d’importants blancs (dépenses sans traçabilité) sur différentes périodes et années que le ministère a tenté de clarifier, mais a refusé d’en dire plus « pour laisser la Cour des comptes jouer son rôle ».
(Lire aussi : Gestion des comptes publics : les principaux arguments de Fouad Siniora)
Mais avant de commenter les « attaques » dont il a fait l’objet, Alain Bifani a d’abord loué « la compétence et l’efficacité de l’administration publique, inhérente à la construction d’un État », qui a réussi « l’exploit de finaliser cette reconstitution qu’on disait impossible », et qui par ce travail permettra « la régularisation des finances publiques, le respect de la Constitution et des lois en vigueur, et assurera une des conditions pour l’exercice d’un contrôle judiciaire et parlementaire ». M. Bifani a également indiqué que « (s)a fonction ne (lui) permettait pas divulguer les résultats de ce travail de reconstitution des comptes publics, mais que cela relevait des prérogatives du ministre des Finances, du gouvernement, du Parlement et des organismes de contrôle. Je ne compte pas jouer le rôle du juge ».
(Corruption, mode d’emploi, l'édito de Issa GORAIEB)
Des violations de la loi à la pelle
Alain Bifani a toutefois spécifié quelques types d’irrégularités identifiées par ses équipes « comme des violations flagrantes de la loi » : « Des institutions se sont vues privées de fonds qui leur étaient destinés car les transferts étaient effectués sur les comptes d’autres institutions ; les dons étaient dépensés sans contrôle ; des décrets fictifs ont été inventés à la demande de présidents, comme cela a été le cas pour le don européen ; des comptes ont été ouverts hors compte du Trésor public pour empêcher leur contrôle ; des prêts ont été accordés à des organismes qui devaient de l’argent à l’État et non le contraire (télécoms), rendant impossibles leurs remboursements. » Et de poursuivre : « Les réglementations permettaient une manipulation permanente » des fonds publics depuis 1993 : « des prêts n’étaient pas enregistrés ; des milliards de dollars ont échappé au compte de la dette et devront être assumés par les générations futures ; des bons du Trésor ont été distribués sans être enregistrés ; des transferts ont pu être falsifiés ; des prêts ont été enregistrés avec des taux d’intérêt incorrects et un prêt a été remboursé, alors qu’il n’avait pas été approuvé par le Parlement ». « Nous avons aussi découvert qu’un conseiller, qui s’est vu octroyer les pleins pouvoirs sur le dossier des retraites et des municipalités, transférait les fonds destinés aux indemnités de retraite sur son compte personnel et il a été arrêté », a encore dénoncé Alain Bifani. « Nous avons réussi à corriger tous ces comptes (maquillés) et nous avons transmis à la justice et aux organismes de contrôle toutes les irrégularités que nous avons pu documenter. C’est sur ce travail que nous devons être questionnés », a-t-il insisté.
M. Bifani a dit craindre que cet effort ne soit compromis par des consensus politiques, et n’a pas hésité à se montrer méfiant envers certaines propositions qui pourraient mener à ce type de scénario, comme le fait de confier l’enquête sur les comptes publics reconstitués à une commission parlementaire ou à un cabinet de conseil international, au lieu de la confier aux organismes de contrôle (dont la Cour des comptes).
« Multiples pressions politiques »
Assurant ne pas vouloir « politiser » ce dossier, Alain Bifani a affirmé vouloir défendre le travail de ses équipes, avant de dénoncer les multiples pressions politiques dont il a fait les frais tout au long de cette opération de reconstitution des comptes publics. « Depuis que j’ai pris mes fonctions en 2000, j’ai été la cible de pressions politiques pour nous empêcher de reconstituer les comptes. (...) Ces derniers jours, nous avons assisté à des tentatives de brouillage et de falsification de la vérité sur notre travail. Certains ont tenté de faire porter la responsabilité à la direction générale des Finances », a affirmé M. Bifani dans une allusion à peine voilée aux déclarations de Fouad Siniora formulées la semaine dernière. « Quelqu’un m’a personnellement mis en cause en se demandant s’il y avait un directeur général des Finances. N’est-il pas étrange que ceux qui ont tenté de supprimer la fonction de directeur général, en le court-circuitant avec des conseillers personnels, nous fassent porter toutes les responsabilités ? » s’est interrogé Alain Bifani. « En tant que supérieur hiérarchique, m’avez-vous demandé de reconstituer les comptes ou m’avez-vous ordonné de m’éloigner de ce dossier afin que vos proches s’en occupent ? » a-t-il ajouté.
Fouad Siniora s’était interrogé sur la responsabilité d’Alain Bifani dans les irrégularités des comptes publics et avait accusé ce dernier d’avoir fait fuiter les documents ayant servi au député du Hezbollah Hassan Fadlallah pour initier une procédure judiciaire sur ce dossier. M. Fadlallah a remis la semaine dernière au procureur général financier, le juge Ali Ibrahim, une série de documents qui pourraient prouver ces irrégularités et potentiellement incriminer d’anciens responsables politiques dans le cadre d’une enquête sur des milliards de livres libanaises qui auraient disparu, selon lui, notamment durant la période 1993-2012.
Hier, Ali Ibrahim s’est dit prêt à convoquer « tous les ministres qui étaient en poste lors de cette période ». Pendant plusieurs années, plusieurs membres du CPL ont accusé Fouad Siniora d’avoir manipulé les comptes et détourné des fonds publics, à hauteur de onze milliards de dollars, mais le principal intéressé avait toujours justifié ces dépenses par la nécessité de répondre aux besoins croissants de financement de l’État en l’absence de budget à ce moment-là. Reste que pour Alain Bifani, « l’affaire des onze milliards n’est qu’une infime partie du dossier des comptes publics ».
Lire aussi
Corruption : Siniora est une "ligne rouge", affirme le mufti de la République
commentaires (13)
merci a cedre pour ce deballage pourvu que ca dure et que ca donne des resultats
GHORRA-RAAD
21 h 10, le 07 mars 2019